La Saison qui danse, recension par Marie-Noëlle HOPITAL

Roland HALBERT, qui a inventé la « poésique », alliance modulante de poésie et de musique, inaugure, me semble-t-il, la « plastésique », avec son ouvrage sur Henri de Toulouse-Lautrec, magnifique fusion d’art plastique et d’écriture poétique.

Les livres d’art rédigés par de savants historiens, superbement illustrés, ne manquent pas. Mais celui-ci renouvelle totalement le genre, parce qu’il tient à la fois de la biographie, du carnet de notes de lecture, de la poésie en prose et en vers, de la critique artistique, de la correspondance littéraire, et qu’il pulvérise tous ces domaines pour créer un texte d’une originalité radicale, baptisé « haïbun », prose poétique rythmée par des haïkus. L’angle nouveau du livre : aborder le japonisme de Lautrec à travers un haïbun. Toutefois, ce genre japonais est revisité, voire réinventé par l’auteur.

La recherche formelle est ici au service d’un sujet qui suscite une émotion profonde, le portrait d’un peintre, le tracé d’une vie bouleversante. Nous, lecteurs, sommes marqués au fer rouge par la souffrance que le poète nous fait partager, celle du handicap, celle de la laideur (quel destin, pour un artiste ! Lautrec, silène disgracié de la nature : « J’ai une gueule à faire roter la lune ! »)

Celle de l’incompréhension familiale, de la bêtise des critiques, celle de la maladie, de la paralysie, de l’agonie, de la mort même. Sur l’acte de décès, Henri est considéré comme « sans profession », ultime déni de son statut et de son oeuvre.

On pourrait croire l’ouvrage sombre, grinçant, sinistre. Il n’en est rien, car la descente aux enfers, côté face, est l’envers de la jouissance, côté pile. Toulouse-Lautrec a intensément vécu ses 36 années sur la terre, sans préjuger d’un possible prolongement céleste, parmi les fleurs voilières du paradis, suggère l’écrivain. Roland HALBERT incite les lecteurs à suivre l’artiste dans toutes ses ivresses, gustatives, olfactives, sensuelles et sexuelles, à jouir de toutes ses découvertes, dansantes et musicales, liées à la nature et au spectacle du cirque, à la création, à la passion du dessin et des couleurs. Sa gourmandise nous ravit (Ô, Chant du chocolat !). La vigne est célébrée de somptueuse façon, l’alcool est évoqué de manière exaltante :

Le fond de l’air est à boire. Cul-sec ! Bouquet de couleurs en bouche… Régal !

Je soulignerai encore l’humour, et le plaisir de fréquenter les prostituées, sulfureuses fleurs du Mal, d’observer les lesbiennes, leurs passions parallèles.

L’ouvrage, d’une inépuisable richesse, nous fait voyager au Japon, un pays que le peintre n’a jamais parcouru, mais dont son art est imprégné… Magie du génie ! Rimbaud n’avait pas vu la mer lorsqu’il a écrit « Le Bateau ivre », préfiguration de sa destinée.

Un livre d’art, c’est du texte, certes, mais aussi, mais d’abord, de nombreuses images. Et là, surprise, stupeur même ! Roland HALBERT et son éditeur ont frappé un grand coup. Nous pensons connaître Lautrec ; l’affiche de Bruant, la silhouette de Jane Avril nous sont familières ; nous avons vu ses portraits de femmes, mais La Saison qui danse nous montre des reproductions singulières, inconnues du grand public et parfois des spécialistes : croquis d’animaux, esquisses de danseuses… Il faut saluer la quête de documents rares, dessins, photos, tableaux, qui révèlent des facettes inexplorées du talent de l’artiste. Qu’on se rassure, les aspects les plus célèbres du peintre ne sont pas oubliés, de poignantes figures féminines : La Rousse au caraco blanc, la Buveuse s’offrent à notre admiration.

C’est un bonheur absolu de lecture, et de contemplation.

Roland HALBERT a réussi un chef-d’oeuvre. Il est quasi miraculeux qu’un ouvrage aussi documenté, d’une telle érudition, soit également d’une ineffable légèreté. De nombreux écrivains sont convoqués : Baudelaire, Zola, Proust, Nietzsche et bien d’autres ; beaucoup de peintres sont cités : Velázquez, Goya, le Greco, Rembrandt, Uccello, Carpaccio, Van Gogh… sans que cette profusion nuise à l’élan dansant de l’oeuvre, à sa trajectoire fulgurante, en zigzags. Miracle d’équilibre entre l’exubérance littéraire et artistique du texte et la parfaite simplicité du haïku :

Carré botanique –
Une abeille danse autour
d’un fauteuil roulant.

Miracle d’une main extraordinairement véloce, celle d’Henri de Toulouse-Lautrec, dans un corps si peu mobile. Miracle de la trapéziste en couverture, on ne perçoit pas les fils qui retiennent sa chute, elle paraît suspendue dans le vide :

Oiseau migrateur, Attends-moi, j’arrive !
je prends mon bagage d’âme…

Marie-Noëlle HÔPITAL

La Saison qui danse ou Carnet de zigzags pour Lautrec (éditions FRAction, 2016) 25 €